Pourquoi créer ?
Créer pour…
« Il faut toujours changer, sans cesse chercher ».Henri Matisse.
Créer pour se comprendre : la double posture de l’enseignant-créateur
Enseigner les arts plastiques, c’est habiter un lieu fragile, à la fois clair et trouble — celui où l’on accompagne les autres dans leur élan créatif tout en cherchant soi-même à ne pas perdre ce fil. Il y a des jours où je me sens guide, d’autres où je redeviens simple exploratrice, tâtonnant dans la matière, cherchant un sens dans la forme. Derrière les mots que je dis pour encourager — ose, tente, recommence, regarde — il y a parfois ce léger tremblement du doute. Douter de ma propre légitimité quand ma pratique se fait silencieuse. Douter de la valeur de mes gestes quand je les compare à ceux que j’admire. Et pourtant, c’est peut-être là que tout se joue : enseigner, c’est rester en mouvement, c’est continuer à apprendre, à créer, à se risquer. C’est accepter que la création, comme l’enseignement, soit un chemin toujours inachevé, en mouvement.
Être enseignante en arts plastiques, c’est vivre avec deux voix en soi — celle qui transmet, et celle qui crée. Il y a la salle de classe, pleine de regards, de questions, de bruits de matière, et puis il y a l’atelier intérieur, cet espace plus silencieux, parfois, trop souvent oublié, où l’on retrouve le geste pour soi. Entre ces deux espaces, je me sens souvent partagée : nourrie par l’un, mais aspirée par l’autre. Il y a des jours où la pédagogie m’emporte tout entière, où la création devient une absence, parfois un manque. D’autres jours, c’est le besoin de faire, de toucher, de chercher, qui me rappelle que je suis aussi comme mes élèves possiblement créateur— malgré le manque de temps, malgré le tumulte des obligations.
Créer pour dépasser la peur du jugement
La posture d’experte qu’on attend de moi me tient droite, mais parfois trop droite. À force d’expliquer, j’en oublie trop souvent de me laisser traverser. J’analyse, j’explique, je verbalise ce que je devrais simplement moi aussi ressentir. La légitimité, alors, ne se décrète pas : elle se cherche, se cultive dans le va-et-vient entre ce que nous montrons et ce que nous taisons de nous.
Dans le quotidien de l’école, tout semble devoir être mesuré, évalué, validé. Les notes, les projets, les démarches… et, sans qu’on s’en rende compte, cette logique du jugement finit par s’inviter dans nos propres gestes. Je me surprends parfois à me juger comme on évaluerait un élève, à craindre de ne pas être « à la hauteur » — mais de quelle hauteur, au juste ? Celle qu’on m’impose ou celle que je me fabrique ?
Peu à peu, on devient son propre correcteur. On s’interdit l’imperfection, alors qu’elle est le cœur même du processus créatif. La peur du faux pas peut étouffer la joie du faire. Et pourtant, je le sais — l’erreur est une expérience poétique, comme le dit Bachelard. Créer, c’est accepter de se perdre, de recommencer, de douter encore et toujours. C’est avancer sans garantie, juste avec ce fragile élan qui nous relie à l’envie. L’art n’est pas un verdict, c’est un passage.
Créer pour accueillir sa vulnérabilité
Montrer ma pratique, c’est me mettre à nu. C’est accepter que l’on me voie non pas comme celle ou celui qui détient toutes les réponses, mais comme quelqu’un qui cherche, tâtonne, se questionne. Cette vulnérabilité, loin d’être une faiblesse, me relie profondément à mes élèves et rend mon enseignement plus vivant, plus vrai. La vulnérabilité n’est peut-être pas une faiblesse, mais une quête du sensible.
Oser créer devant, avec eux, pour soi, c’est accepter le tremblement, l’imperfection, la maladresse. C’est leur montrer et se prouver que l’art n’est pas un résultat figé, mais un chemin, un mouvement. Et dans ce partage fragile, quelque chose de précieux se crée : un lien de confiance — envers moi-même, envers eux, envers la force silencieuse et transformatrice du geste, du passage au faire.
Créer pour se situer dans le cadre institutionnel
Dans l’école, tout semble souvent structuré par des cadres et des normes, et il n’est pas toujours facile de sentir que notre créativité y a sa place. Il y a ce paradoxe constant : on nous demande d’enseigner la créativité, tout en s’imposant des limites qui peuvent étouffer notre propre élan. Dans ces moments-là, je sens ma légitimité artistique tanguer, comme si elle dépendait davantage du regard des autres que de ce que je porte au fond de moi.
Pourtant, la reconnaissance — qu’elle soit symbolique ou simplement un mot d’encouragement — peut tout changer, on le sait. Quand l’école prend le temps de valoriser la créativité de ceux qui enseignent autant que celle des élèves, un équilibre fragile mais précieux se recrée. Enseigner devient alors un acte de création en partage. La légitimité ne naît plus seulement du cadre ou des attentes, mais de cette confiance mutuelle : celle qui nous autorise, moi comme le professeur que je suis, à inventer un dialogue vivant entre pédagogie et création.
Créer pour s’ancrer dans le collectif
Quand le doute m’envahit, le collectif, la cocréation devient un refuge, presque un souffle qui me relance. Les espaces de partage — revues, expositions, ateliers entre ami(es), réseaux d’enseignant(es)-artistes – m’offrent la possibilité de sortir de ma solitude, de déposer mes questions et mes tâtonnements. Montrer ce que je fais, échanger, regarder ce que font les autres, c’est retrouver ce lien vivant qui me rappelle que je ne suis pas seule à avancer.
Dans ces moments partagés, la comparaison devient source d’inspiration. La peur du jugement se transforme en reconnaissance mutuelle, en soutien silencieux mais réel. C’est dans ce tissage de regards et d’expériences que se construit une légitimité qui n’appartient plus seulement à chacun, mais au groupe tout entier. Et c’est là, dans ce « faire avec », que je retrouve le courage de créer pour moi-même, librement, sans pression ni attente.
Créer pour soi : retrouver le plaisir et le sens
Revenir à l’essentiel, c’est retrouver le plaisir de créer pour soi. Pas pour montrer, ni pour plaire, ni pour prouver quoi que ce soit, mais simplement pour sentir à nouveau le geste, pour habiter le mouvement de la création.
Quand elle n’est plus soumise à des attentes, la création redevient un souffle, un espace où l’on respire, où l’on se retrouve soi-même. La créativité est une vraie ressource de bien-être : elle redonne du sens, nourrit l’élan, ravive la joie du métier 1 .
Créer pour soi, c’est aussi enseigner autrement. C’est être plus présent, plus attentif, plus juste, plus humain à leurs côtés. Ce que nous partageons avec nos élèves n’est pas seulement un savoir-faire ou une technique, mais un rapport au monde, fragile et vivant. Et cette certitude nous accompagne à chaque geste : l’art ne se mesure pas à ce que l’on sait, mais à ce que l’on ose.
Merci Cindy d’avoir échangé pour m’accompagner à oser. Et vous, qu’allez-vous oser, créer, partager avec le collectif sur votre identité dans le métier ?
- Ressources et documentation : https://www.oecd.org/content/dam/oecd/fr/publications/reports/2019/10/fostering-students-creativity-a nd-critical-thinking_3ffa73e4/8ec65f18-fr.pdf
- Pédagogie de la créativité : de l’émotion à l’apprentissage : https://journals.openedition.org/edso/174 Développer la créativité et l’esprit critique des élèves: https://www.unicef.org/mena/